“Sortir les capteurs quantiques des laboratoires pour en faire des objets industriels, voilà le vrai défi”
La deuxième révolution quantique pourrait bouleverser le monde des senseurs… A condition de trouver à ces nouvelles technologies des applications industrielles concrètes ! Bertrand Demotes, VP Key Technical Domain Hardware, explique les enjeux.
Alain Aspect, prix Nobel de physique en 2022 pour ses travaux précurseurs sur l’intrication de photons, parle de “deuxième révolution quantique” pour qualifier le vaste champ d’innovations potentielles qu’ouvrent les avancées récentes de la physique quantique. Ce nouveau paradigme va-t-il également faire bouger les lignes dans le monde des capteurs?
La physique quantique a aujourd’hui plus de cent ans, et il faut bien comprendre qu’énormément d’objets que nous utilisons aujourd’hui en métrologie* sont les héritiers directs des découvertes qui ont été faites dans le sillage de cette première révolution. Les transistors, les puces qui équipent ordinateurs et téléphones, les lasers, les disques durs, la géolocalisation par satellite… Bref, tous les dispositifs à la base de notre société de l’information, toute l’électronique, toute l’optronique, s’appuient sur cette rupture technologique introduite par la physique quantique. Les applications découlant de cette première vague n’appliquent cependant ces nouvelles lois qu’à des objets qui, à l’échelle microscopique, sont considérés comme de “grande taille”, en utilisant d’importantes quantités d’atomes ou de particules. Un laser, par exemple, émet des quantités massives de photons, tandis qu’un transistor ne fonctionne que grâce à un courant mobilisant des nuées d’électrons. Ce que les scientifiques ont commencé à réaliser, il y a environ quarante ans (les travaux d’Alain Aspect sur l’intrication quantique remontent à 1986), c’est qu’il était possible de réaliser certaines manipulations sur un petit nombre de particules, voire sur un nombre de particules uniques, en piégeant un seul électron, ou un seul ion, par exemple, ou en maîtrisant l’émission de paire de photons. Cette capacité à aller chercher les effets individuels de la matière, et pas uniquement les effets moyens, ouvre théoriquement la porte à tout un nouveau monde d’innovations qui exploiteraient d’autres aspects de la physique quantique. Dans mon domaine, qui est celui des capteurs, il y a là un immense potentiel. A condition toutefois de transformer tous ces enseignements de la science en applications concrètes… Et industrialisables!
L’innovation, en matière de capteurs quantiques, ne serait donc pas tant une question de chercheurs qu’une affaire d’ingénieurs?
La science fondamentale, dans un domaine aussi exigeant que celui de la physique quantique, est évidemment un pilier dont on ne peut se passer. Et nous y consacrons, chez Thales, beaucoup d’énergie. En presque 20 ans d’existence, notre laboratoire de Palaiseau a, par exemple, acquis une réputation mondiale, notamment pour ses travaux sur les futurs capteurs quantiques. Il s’agit d’un travail crucial, par lequel nos équipes s’approprient la recherche académique très dense sur ce sujet, dans le but de la transmettre à des ingénieurs qui eux, sont chargés de l’incarner dans des produits concrets. Car l’innovation, en matière de senseurs, comme dans tous les autres champs industriels du reste, ce n’est pas tant de réaliser de grandes percées scientifiques, que de trouver à ces avancées un usage pratique. Et de l’associer à une case de marché de façon viable. En l’occurrence, dans le monde du quantique, cette question des usages à inventer est, sous bien des aspects, presque plus compliquée que la partie scientifique à proprement parler!
Quelles sont les technologies qui vous semblent les plus prometteuses pour favoriser l’apparition de ces premiers usages concrets?
Nous avons recensé une douzaine de technologies différentes, qui constituent autant de filières potentielles. Toutes ne sont pas au même niveau de maturité, mais parmi celles que nous suivons de près, trois en particulier sortent du lot. La première est liée à ce que l’on nomme les centres NV-diamants. Pour le résumer grossièrement, elle consiste à tirer parti d’une “lacune” de cette pierre précieuse, pour y piéger des systèmes de particules à l’intérieur même de la structure cristalline. Grâce à un tel dispositif, par nature très stable, on peut imaginer le développement de nouveaux types de capteurs, par exemple pour mesurer des champs magnétiques à l’échelle nanométrique. C’est l’une des missions que s’est fixé un projet pilote porté par Thales, baptisé ASTERIQs.
Autre méthode qui nous intéresse: celle dite des atomes froids. L’idée est d’isoler, dans une cellule à vide**, des particules que l’on va “refroidir”, c’est-à-dire qu’on va soumettre au feu croisé de trois paires de laser, afin de les figer. On parvient ainsi à créer ce qu’on appelle un condensat de Bose-Einstein, qui se comporte comme un objet quantique unique, et à partir duquel on peut imaginer de créer l’équivalent de centrales inertielles lasers***, mais utilisant des atomes. Les applications potentielles sont nombreuses, par exemple pour des systèmes de navigation ne dépendant pas du GPS, et qu’on pourrait aussi bien utiliser pour l’exploration spatiale, que pour permettre, pourquoi pas, à des flottes de voitures autonomes de se diriger. Mais il y a un pas de taille à franchir avant d’en arriver là: comment réussir à faire tenir le dispositif expérimental avec ces lasers (qui pour l’instant se fait dans un caisson d’environ 7m3) dans quelques centimètres cubes… Qu’il faudra ensuite intégrer à l’appareil.
La dernière filière sur laquelle nous travaillons en priorité est celle des SQIFs, pour Superconducting Quantum Interference Filters, bien plus avancée technologiquement, et qui pourrait être la première à livrer des applications concrètes.
Comment fonctionnent ces SQIFs, et à quoi pourraient-ils servir?
Ces filtres à interférences, s’appuyant sur les lois de la physique quantique régissant la supraconductivité, utilisent un type d’interféromètre qui a fait l’objet, depuis plusieurs décennies, de nombreuses recherches et expériences, et porte un nom également en forme d’acronyme: les SQUIDs (Superconducting Quantum Interference Device). Ces magnétomètres, qui fonctionnent sur ce que les physiciens appellent l’effet Josephson, sont capables de détecter, lorsqu’ils sont soumis à des températures proches du zéro absolu, des champs magnétiques extrêmement faibles. Les mesures de ces petites cellules sont néanmoins lentes et compliquées à lire. Mais lorsqu’on met plusieurs SQUIDs en série, on parvient à agrandir le signal, à le rendre moins ambigu. Chez Thales, nous avons développé une méthode pour mettre en série un millier de SQUIDs, et obtenir ainsi ces fameux SQIFs. Ces derniers combinent ainsi une très bonne sensibilité aux ondes magnétiques, une taille compacte, et une large bande de fréquence… Ce qui en fait une très bonne alternative à des antennes, notamment sur des grandes longueurs d’ondes qui demandent des dispositifs de taille importante. Les applications potentielles de ces antennes à SQIFs sont nombreuses. Je pense par exemple aux systèmes de communications à longue distance, avec les sous-marins, où l’on utilise de très grandes longueurs d’ondes. Et où ces nouveaux capteurs quantiques pourraient jouer un rôle très prometteur.
Quels sont les grands défis à relever pour que ces capteurs quantiques de deuxième génération fassent leur entrée dans notre quotidien?
La maîtrise de la technologie quantique sur laquelle s’appuie le capteur est certes un premier échelon particulièrement critique, et la condition sine qua non à tout projet. Pour nécessaire qu’elle soit, cette étape ne constitue pourtant qu’une petite portion d’un projet de senseur nouvelle génération. Une fois qu’on a posé cette brique, il y a tout le reste à bâtir. Comment transformer des dispositifs, qui fonctionnent initialement sur des paillasses de laboratoires, dans des conditions expérimentales, en objet industriel, adapté à un usage spécifique, et destiné à être produit en quantité? Il s’agit là d’un défi immense, qui suppose de faire dialoguer entre elles des compétences très variées, de mêler différentes disciplines scientifiques,de s’adresser au chercheur autant qu’à l’ingénieur. Cela tombe bien: Thales a, en la matière, une très longue expérience. Et nous savons très bien agglomérer les savoir-faire autour d’un projet commun. Notre unité de production de Châtellerault, en pointe sur la fabrication de gyrolasers, doit par exemple son succès à sa capacité à faire travailler main dans la main des experts du laser, du vide, de l’électronique, des diodes… C’est ce genre d’écosystème que nous souhaitons recréer pour développer nos premières applications concrètes recourant aux capteurs quantiques.
Nous avons déjà en interne énormément de compétences. Par exemple, sur les machines à froid, un point majeur pour développer les SQIFs : ce sont à peu près les mêmes que nous développons et fabriquons depuis plus de 25 ans pour nos capteurs infrarouge.
Pour un étudiant ou un jeune chercheur qui voudrait rejoindre Thales, c’est là une occasion unique de se frotter à la transdisciplinarité, de remettre en question ses certitudes, de se poser sans cesse des questions, de développer de nouvelles manières de penser . Sur un domaine aussi neuf et aussi prometteur que les capteurs quantiques, toutes les pages restent à écrire. Et c’est pour ça que c’est passionnant.
*La science de la mesure, qui fait appel, par définition, à différents types de capteurs.
**C’est-à-dire un espace confiné dont l’air et les autres gaz ont été retirés à l’aide d’une pompe à vide
***Ce type de système de navigation permet de fournir l’orientation d’un mobile dans un espace 3D, en mesurant notamment sa vitesse et sa position, grâce en particulier à des gyroscopes utilisant la technologie laser (ou gyrolaser)