« La mer, espace de liberté, est en train de se cadenasser »
Alors que la mer redevient un espace de confrontation et de démonstration de puissance, les marines à travers le monde font aujourd’hui face à des défis inédits : réarmement généralisé, révolution numérique, essor du combat collaboratif, dronisation, technologies quantiques… À l’occasion de l’édition 2022 d’EURONAVAL, le vice-amiral d’escadre (2S) Éric Chaperon, conseiller marine de Thales, décrypte ces nouveaux enjeux.
Pourquoi l’espace maritime constitue-t-il aujourd’hui une zone de tension majeure ?
Il l’a toujours été mais il s’affirme plus que jamais comme le lieu privilégié de la confrontation entre puissances. La dégradation du contexte international (bouleversements climatiques, crise Covid, guerre en Ukraine…) n’a fait que confirmer brutalement ce que nous anticipions depuis des années : la mer, « espace commun de l’humanité », est redevenue un terrain de contestations et d’affrontement. Avec des enjeux économiques liés à l’exploitation des ressources halieutiques, énergétiques et minérales que recèlent les océans, accompagnée d’une accélération inquiétante des logiques de prédation. Mais aussi des enjeux géostratégiques, liés à la liberté d’action des forces, de plus en plus contestée dans des logiques de déni d’accès. Et enfin avec des enjeux de communication, puisque la mer abrite les principales voies d’échanges commerciaux et d’information à travers le monde. Dans ces trois domaines, la mer, jadis espace de liberté, est en train de se cadenasser.
Quels sont aujourd’hui les principaux théâtres de crise et de tension ?
Il y a des tensions dans le monde entier… En Asie-Pacifique, avec le réarmement spectaculaire de la Chine qui, en quatre ans, a mis en service un tonnage équivalent à celui de la marine française et qui dépasse désormais en nombre d’unités l’US Navy. Dans l’océan Indien avec la rivalité indo-pakistanaise et les tensions autour des ressources énergétiques. Au large des côtes africaines et dans le golfe de Guinée où se multiplient les actes de piraterie. En Atlantique nord, où l’on assiste à des postures inédites depuis la fin de la guerre froide, comme des incursions de sous-marins russes aux larges de côtes contrôlées par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. Et bien sûr en Méditerranée et en mer Noire, avec la crise migratoire et la guerre en Ukraine qui bouleverse aujourd’hui l’espace européen tout entier. Les évènements intervenus en 2022 ont constitué un électrochoc. Pour la première fois depuis bien longtemps, un navire de premier rang a été coulé, tournant définitivement la page de l’insouciance qui prévalait jusqu’alors chez certains.
Comment faire face à ces périls grandissants ?
En s’équipant, en se modernisant, en s’entraînant et en renforçant sa capacité à opérer avec ses alliés. Le défi est considérable, de nouvelles menaces étant venues s’ajouter aux menaces traditionnelles. L’éventail n’a jamais été aussi étendu, du drone capable de voler en essaim, à la salve de missiles hypersoniques tirée à grande distance, en passant par les torpilles hypervéloces, les armes laser et électromagnétiques, la guerre électronique, le cyber et désormais la menace sur les fonds marins. Le nombre des armes ne cesse lui aussi de croître, à l’instar des nouveaux destroyers chinois capables d’emporter plus de cent missiles. Face à cela, il faut gagner en performance, en masse et en résilience, tout en trouvant le bon équilibre entre présent et futur. Cela passe par un investissement financier accru et un resserrement du lien entre les acteurs du capacitaire : utilisateurs, maîtrise d’ouvrage et industriels. C’est ainsi que l’on pourra répondre le mieux au besoin opérationnel, tout en garantissant la supériorité technologique des forces. L’innovation est évidemment au cœur de l’accroissement des performances de même que la capacité à opérer en multi-domaine. Alors que la plupart des marines ont réduit leur format, l’augmentation de la masse va se faire notamment au travers de l’intégration des drones et de la capacité à opérer avec nos alliés, ce qui implique un renforcement de l’interopérabilité. L’Union européenne et l’OTAN ont chacune un rôle essentiel à jouer en la matière. Enfin, le renforcement de la résilience est une nécessité afin de mieux préparer les unités à opérer en autonomie et à faire face aux aléas du combat naval.
La « guerre des drones » va-t-elle devenir réalité ?
Sans aucun doute. Les drones vont envahir tout l’espace naval, sous la mer, à la surface et dans les airs. Ils constituent à la fois une opportunité à saisir et une menace dont il faut se protéger. On peut s’attendre bientôt à des combats entre deux drones mais aussi entre essaims. Au plan défensif, la montée en puissance de ces engins, qu’ils soient aériens (UAV1), de surface (USV2) ou sous-marins (UUV3), entraîne un double bouleversement. Financier d’abord, car pour contrer cette menace, l’usage de la force cinétique est possible, mais pas toujours justifiable. Il est en effet délicat de traiter systématiquement un drone à 5 000 euros avec un missile qui en coûte cent fois plus… Les réponses doivent donc être diverses et adaptées, à travers notamment des lasers, des micro-ondes à forte puissance ou de l’artillerie. Mais cette innovation vient aussi bouleverser la doctrine militaire : détruire un drone n’a pas les mêmes conséquences qu’abattre un véhicule habité. Dès lors, la frontière entre conflit larvé et guerre ouverte va s’avérer de plus en plus ténue. Dans cet environnement, les menaces sont susceptibles de prendre de nouveaux visages et s’étendre à de nouveaux territoires. Les drones peuvent ainsi constituer une arme redoutable pour des organisations non-étatiques ou des groupes criminels. Ces appareils vont aussi permettre d’ouvrir une nouvelle frontière, celle des grands fonds, terrain de la dernière conquête planétaire. Et, au vu de son caractère stratégique (en termes de ressources, de communications…) il faut s’attendre à une extension de la conflictualité jusque dans cet espace, avec ce qu’il est convenu d’appeler le seabed warfare.
Thales prépare activement la deuxième révolution quantique. Pourquoi ces technologies vont-elles aussi transformer le domaine naval ?
Les capteurs et antennes quantiques, extrêmement miniaturisés et donc plus facilement transportables, décupleront les capacités de détection, par exemple dans le domaine sous-marin. Les technologies quantiques auront aussi un impact sur la cryptologie, en créant des communications inviolables. Aussi, elles permettront aux navires et sous-marins de naviguer avec une plus grande précision et de manière autonome, en s’affranchissant des systèmes de positionnement par satellites comme GPS ou Galileo. Nous ne pouvons qu’entrevoir toutes les possibilités qu’offrira le quantique à l’avenir…
La gestion de l’information et des données constitue-t-elle l’enjeu majeur des prochaines années ?
Sans aucun doute. Les données conditionnent la connaissance, elle-même à la base de la supériorité informationnelle des forces. Face à des menaces de plus en plus discrètes et difficiles à détecter, l’objectif est de pouvoir exploiter le volume considérable des données générées en temps réel par les senseurs - radars, sonars, optronique, guerre électronique – ou reçues de l’extérieur afin d’identifier les signaux faibles qui vont permettre la détection, la classification et si nécessaire l’engagement. Ce processus combinant big data, intelligence artificielle, machine learning et cybersécurité trouve son application dans les clouds désormais déployés sur les théâtres au sein même des forces. Les données en constituent le carburant. En outre, la capacité à capter, stocker et archiver utilement les données opérationnelles aura des retombées positives sur une multitude d’applications telles que l’entraînement des équipages et le MCO prédictif.
Quels bénéfices les marines vont-elles tirer du combat collaboratif ?
Face à des menaces de plus en plus rapides, furtives, variées et nombreuses, il est impératif d’accélérer le tempo des opérations pour agir de façon plus précoce et rapide. L’objectif est de développer une approche « système de systèmes » permettant la collaboration étroite des moyens et la gestion dynamique des ressources y compris en multi-milieu. Avec le combat collaboratif naval, l’ensemble des senseurs et effecteurs d’une force navale seront connectés avec une faible latence. C’est ce qui permettra de combiner, à un instant donné, le meilleur senseur avec le meilleur effecteur, avec à la clé des gains en termes de discrétion, de robustesse et d’efficacité. Le combat collaboratif va aussi permettre l’intégration des drones, c’est-à-dire la possibilité de faire manœuvrer des moyens habités et des moyens non habités, en évitant les collisions et les engagements fratricides dans un environnement où les types de mobiles seront de plus en plus nombreux, variés et manœuvrants. Il s’agit d’un défi considérable. Si l’on prend l’exemple du futur porte-avion au sein duquel cohabiteront, à l’horizon 2040, des aéronefs et des drones de toutes tailles en nombre très important, seule la collaborativité, elle-même fondée sur une connectivité performante, intégrée et sécurisée, pourra nous permettre de faire fonctionner efficacement une telle « ruche ».
Comment les équipages peuvent-ils se préparer à ce nouvel environnement, où conserver l’ascendant sur son adversaire peut se jouer à la seconde près ?
La question de la formation et de l’entraînement des équipages est évidemment fondamentale. A l’heure où la plupart des marines sont taillées au plus juste et où le niveau de conflictualité ne cesse d’augmenter, il n’est plus possible d’envoyer les équipages se former à la mer. Formation et entraînement de base doivent se réaliser à quai, à l’aide de simulateurs adaptés afin de réserver les heures de mer à l’entraînement supérieur et aux missions opérationnelles. Par-delà la qualification opérationnelle des équipages, c’est la résilience même des forces qu’ils convient de renforcer, c’est-à-dire leur capacité à opérer de façon autonome et durable. Cela passe en particulier par un accroissement de la capacité de maintien en condition opérationnelle (MCO) des unités de façon à leur assurer une disponibilité optimale et maximiser leur capacité d’intervention en cas d’avarie de combat. Aujourd’hui, la performance ne suffit plus : il est nécessaire de rechercher aussi la fiabilité, qu’on ne pourra trouver qu’à travers des systèmes robustes, faciles à entretenir et simples d’emploi. Les industriels sont évidemment au cœur de ces processus.
Par sa maîtrise des grands leviers technologiques et son expertise multi-domaine, Thales est aujourd’hui en première ligne pour accompagner les marines dans ces transformations et ces nouveaux défis.
1 Unmanned Aerial Vehicles
2 Unmanned Surface Vehicles
3 Unmanned Underwater Vehicles