“Le calcul quantique est un nouveau monde où toutes les applications restent à inventer”
Qu'est-ce que le calcul quantique et quels problèmes nous aidera-t-il à résoudre ? David Sadek, Docteur en informatique, vice-président recherche, technologie & innovation chez Thales, en charge notamment de l’intelligence artificielle et du traitement de données, précise les progrès réalisés et les possibilités à venir.
L’avènement des ordinateurs quantiques, ces machines capables d’exploiter les propriétés quantiques de la matière, est attendue comme une révolution. En quoi ces calculateurs d’un genre nouveau pourraient-ils bouleverser, dans les décennies qui viennent, le monde de l’informatique
Plus qu’un saut technologique, il s’agit là d’une nouvelle façon de considérer le calcul au sens informatique du terme. Et de déployer des capacités inédites de résolution de problèmes et d’analyses de données. Les supercalculateurs sur lesquels travaillent aujourd’hui les mathématiciens utilisent les bits, c’est-à-dire des séries de 0 et de 1. Il s’agit d’une numération dite binaire, un bit ne pouvant avoir qu’une seule de ces deux valeurs à la fois, soit 0, soit 1. Les ordinateurs quantiques, eux, n’emploient pas le bit, mais le bit quantique, aussi appelé qubit, une unité d’information qui, régie par les lois de la physique quantique, peut être en même temps dans un état et dans l’autre, c’est à dire à la fois 0 et 1. Cet état de superposition quantique, qui n’est résolu qu’au moment de l’observation , permet d’imaginer des calculs simultanés sur tous les états « superposés » du qubit… Sachant que le nombre de calculs réalisables croît de façon exponentielle en fonction du nombre de qubits utilisés, on comprend qu’un ordinateur capable de faire fonctionner un grand nombre de qubits libérerait une puissance inédite, qui permettrait de résoudre des problèmes qu’on ne savait pas traiter jusque-là avec une approche classique, ou que l’on traitait avec une efficacité moindre, ou encore au terme d’années de calculs. La suprématie quantique, c’est-à-dire le moment où l’ordinateur quantique sera capable de résoudre des problèmes inaccessibles jusque-là aux machines classiques, nous fera entrer dans un paradigme différent. Une sorte de nouveau numérique, qui va être un vrai “game changer” dans le monde de l’informatique, mais surtout ouvrir la porte à des applications inédites.
Comment se préparer à un tel bouleversement, alors que les ordinateurs quantiques capables d’utiliser un grand nombre de qubits ne sont pour l’instant qu’au stade de prototypes ?
La science fondamentale a précédé depuis longtemps le développement de ces calculateurs d’un genre nouveau en posant les bases mathématiques qui permettront, un jour, de les faire fonctionner. Les premiers algorithmes quantiques, conçus pour tirer parti des qubits, existent ainsi depuis les années 1980, comme l’algorithme de Deutsch, premier exemple qu’un ordinateur quantique, à l’époque très théorique, pourrait un jour surpasser l’ordinateur classique. L’algorithme quantique de Shor, quant à lui, s’appuyant sur la factorisation entière en nombres premiers, a été conçu en 1994. Il est considéré depuis cette époque comme une menace, pour l’instant hypothétique mais néanmoins critique, pour de nombreux systèmes de cryptographie à clé publique, très répandus en cybersécurité et que l’on utilise au quotidien, sans forcément le savoir, puisque c’est ce type de calculs qui sécurise par exemple nos transactions bancaires, comme les paiements par carte bleue.
Pour jouer un rôle dans la révolution quantique à venir, il y a donc d’abord un enjeu majeur du côté des sciences fondamentales. C’est pourquoi Thales met tout en œuvre pour s'acculturer à cette nouvelle vision du calcul, et faire émerger la prochaine génération d’algorithmiciens, celle qui sera capable d’appréhender le monde de l’informatique en langage quantique. Ce qui suppose un changement fondamental d’état d’esprit ! D’autre part, il faut bien comprendre que même si l’ordinateur quantique à proprement parler, c’est-à-dire ce graal capable d’exploiter suffisamment de qubits pour atteindre la suprématie quantique, n’en est qu’au stade du prototype, il existe déjà des machines capables de faire tourner des algorithmes quantiques… Ce qui ouvre la voie à de premiers usages concrets.
Quelles sont justement les technologies qui permettent de mettre d’ores et déjà un pied dans le nouveau monde de l’informatique quantique?
On peut les classer en deux grandes catégories. La première est celle des machines exploitant les technologies quantiques à proprement parler, comme les atomes froids, les pièges à ions, les boucles supraconductrices, la polarisation des photons,… Même si les ordinateurs s’appuyant sur ces phénomènes quantiques ne sont pour l’instant capables de mobiliser qu’un petit nombre de qubits, ils permettent tout de même de faire tourner des algorithmes quantiques et donc de commencer à développer, dès maintenant, des preuves de concept pour des cas d’utilisation réels. Certaines applications pourraient ainsi voir le jour sur ce genre de machines avant 2030. La start-up française Pasqal, qui fait partie des nombreuses entreprises avec lesquelles Thales collabore dans le domaine du quantique, travaille par exemple sur un PoC utilisant un authentique ordinateur quantique fonctionnant sur la technologie des atomes froids. Et qui pourrait aboutir prochainement à une solution concrète dans le domaine du crédit bancaire. L’autre catégorie de machines permettant, dès aujourd’hui, de se familiariser avec l’implémentation d’algorithmes quantiques est celle des émulateurs, qui permettent de « simuler » le fonctionnement d’un ordinateur quantique sur une machine classique. Le problème étant qu’émuler ainsi un qubit demande une puissance de calcul importante. Et que le besoin en puissance de calcul va croître de façon exponentielle avec l’émulation de qubits supplémentaires… En résumé, même si ces deux catégories de machines ne sont que des avant-goûts de ce que pourront vraiment faire les futurs ordinateurs quantiques, elles permettent dès aujourd’hui de préfigurer leur fonctionnement, d’imaginer des usages qui évolueront au fur et à mesure, et de se faire la main, sans attendre, sur une technologie qui occupera bientôt une place prépondérante. Un peu comme ces skieurs qui s’entraînent sur des pistes artificielles, en attendant l’ouverture de la saison des courses !
Comment Thales entend-il se positionner dans cette course à l’ordinateur quantique?
Nous n’avons pas pour objectif de devenir des constructeurs d’ordinateur quantique. Nous maîtrisons néanmoins un certain nombre de technologies habilitantes, qui pourraient potentiellement nous positionner comme des acteurs industriels de la chaîne d’approvisionnement de ces futures machines. Le défi pour une entreprise comme la nôtre se situe plutôt dans notre capacité à développer des solutions concrètes dans ce vaste champ qu’ouvre l’ordinateur quantique. En la matière, notre objectif est clair : nous entendons devenir un des pionniers à développer des applications à l’échelle, tant dans le domaine civil que militaire, utilisant les nouvelles possibilités qu’offre le calcul quantique. Ainsi que des leaders dans la conception d’algorithmes quantiques permettant la mise en œuvre de telles applications. Pour y parvenir, nous allons avancer en même temps sur trois fronts: les algorithmes eux-mêmes, en favorisant l’émergence d’une nouvelle génération d’algorithmiciens maîtrisant les approches et formalismes propres au calcul quantique ; le déploiement des machines quantiques à proprement parler - Thales est déjà identifié comme l’un des seuls industriels en France à pouvoir contribuer au benchmarks des différentes machines quantiques existantes ; et enfin, l’outillage logiciel qui va permettre de démocratiser ces outils, de les rendre accessibles à des publics moins experts dans les fondements théorique du domaine . Monter en compétences sur ces technologies, tout en favorisant leur diffusion à l’ensemble du Groupe, va nous permettre de nous approprier le calcul quantique en travaillant sur la résolution de problèmes concrets dans le cadre d’application réelles non réalisables par des algorithmes et machines classiques.
Quelles sont les types de problèmes qui vous semblent pouvoir profiter de la vague de l’informatique quantique?
A Thales, nous tenons à avoir une approche pragmatique. Et nous avons donc commencé par identifier dans nos domaines des défis applicatifs concrets que l’ordinateur quantique permettrait de relever, là où les supercalculateurs classiques montrent leurs limites. Nous les avons ensuite mis en correspondance avec six catégories de problèmes que l’informatique quantique permettrait de traiter : (1) L’optimisation combinatoire, c’est-à-dire la capacité à trouver la meilleure option possible parmi un grand nombre de possibilités –un vieux problème en algorithmie, souvent incarné dans l’exemple dit du “voyageur de commerce”***. (2) La résolution de systèmes linéaires (et notamment d’équations différentielles), qui peut avoir en particulier des applications intéressantes dans le champ de l’électromagnétisme. (3) Les méthodes dite de Monte Carlo, qui ont trait à la génération aléatoire de cas, et peuvent servir par exemple dans le cadre de tests massifs ou de simulations probabilistes. (4) Un champ d’intersction entre quantique et intelligence artificielle : le « quantum machine learning » et notamment la façon dont on peut optimiser les réseaux de neurones grâce au quantique. (5) Le test de résistance de la cryptographie face aux méthodes de décryptage s’appuyant sur des algorithmes quantiques. (6) Et enfin, le domaine très prometteur de la simulation quantique de la matière au niveau moléculaire (telle que le comportement de tel ou tel élément chimique ou la synthèse de telle ou telle molécule). Dans toutes ces catégories de problèmes, auxquels les algorithmes et le calcul quantique fournissent de nouvelles clés, nous identifions des applications concrètes dans nos domaines d’activité.
Avez-vous des exemples concrets d’applications que Thales a commencé à explorer à l’aide de technologies d’algorithmes et de calcul quantiques ?
Dans le domaine de l’optimisation combinatoire, qui est l’une des familles d’algorithmes où le quantique va jouer un rôle des plus évidents, nous avons récemment lancé un PoC autour de la planification de missions pour les constellations de satellites. Faire évoluer plusieurs satellites conjointement demande de gérer un grand nombre de paramètres et d’interactions, qui peuvent vite déboucher, même pour un groupe de quelques satellites, sur des problèmes dits NP-difficile****, c’est-à-dire pour lesquels il n’existe pas d’algorithme classique qui permettrait de trouver une solution en un temps raisonnable et ce, quelle que soit la puissance de calcul. La simulation que nous avons faite combinant un algorithme quantique avec des techniques classiques a permis d’ores et déjà de démontrer la faisabilité de la solution pour un petit nombre de satellites et d’envisager la résolution du problème de planification de missions pour des constellations de satellites de taille plus importante. Autre domaine dans lequel nous expérimentons une approche quantique, tel qu’un algorithme appelé HHL (des initiales des noms de ses inventeurs) de résolution de système d’équations linéaires, est celui la simulation électromagnétique pour la conception d’antennes de radar. On peut citer aussi la détection de cyber-attaques ou d’anomalie dans des images, en utilisant des algorithmes de « quantum machine learning ».
L’informatique quantique est-elle destinée à se substituer à terme à l’informatique que nous connaissons aujourd’hui ?
Il est impossible de répondre avec certitude à cette question. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’il existe des problèmes, comme celui de la simulation quantique de la matière, qui ne sont pas à portée des capacités de calcul de nos machines actuelles, et pour lesquels nous aurons nécessairement besoin de cette nouvelle famille de calculateurs. Autre certitude: l’ordinateur quantique n’est pas destiné à se substituer du jour au lendemain à l’ordinateur traditionnel. Nous allons sans doute connaître une longue phase intermédiaire, où les calculs se feront sur des solutions hybrides mélangeant des supercalculateurs classiques réalisant du HPC (high performance computing), avec des QPU (quantum processor units). Cette hybridation n’est pas un processus simple d’un point de vue conceptuel, puisqu’il va falloir identifier ce qui, dans une opération spécifique, devra être confié à la partie quantique de la machine, et ce qui pourra tourner sur la partie classique. Elle va aussi représenter un défi en termes de compétences pour les ingénieurs qui devront travailler sur de tels systèmes requérant différentes expertises. Mais l’hybridation représente selon nous la trajectoire vertueuse qui nous permettra de développer les premières solutions à l’échelle utilisant des algorithmes quantiques et du calcul quantiques, vraisemblablement d’abord dans le domaine de l’ingénierie, au sens large, puis pour des applications « temps réel ». Et c’est dans cette voie que Thales a décidé de s’engager.
*Un peu comme dans la fameuse expérience de pensée du “chat de Schrödinger”, où le félin est, en quelque sorte, à la fois mort et vivant tant qu’on n’a pas ouvert la boîte dans laquelle il est enfermé, et donc observé son état.
**Proof of Concept : démonstration de la faisabilité d’une idée ou d’un produit.
***Le problème du voyageur de commerce est un grand classique des mathématiques et de l’algorithmie, qui a fait l’objet de nombreuses recherches et qui continue d’être utilisé aujourd’hui, comme introduction, par exemple, à la théorie de la complexité, ce domaine de l’informatique qui étudie le temps de calcul et l’espace mémoire requis par un algorithme pour résoudre un problème donné. Il se résume simplement. Un commis voyageur doit se rendre dans un nombre de villes n donné, la distance entre chaque paire de villes étant connue. Il s’agit dès lors de trouver l’itinéraire le plus court possible pour permettre à notre voyageur de visiter chacune de ses localités une seule fois, avant de retourner à la case départ. Mais si l’énoncé du problème est simple, sa résolution l’est beaucoup moins. Dès que l’on augmente, en effet, le nombre de points à visiter dans la tournée du voyageur, on modifie de façon exponentielle le nombre de chemins à envisager. Avec 7 villes à traverser, il y a ainsi 360 itinéraires à envisager, pour 15 villes, on monte à quelque 43 milliards de candidats… Et si l’on voulait se poser la question pour 71 villes, on atteindrait 5*10 puissance 80, c’est à dire, peu ou prou, le nombre d’atomes dans l’univers. Face à cette explosion combinatoire, un ordinateur classique se trouve, vite démuni… et contraint, en raison du temps gigantesque que supposerait d’essayer tous les chemins, de proposer des solutions approchées au problème. Plusieurs algorithmes développés ces dernières années proposent de faire basculer cette opération dans le monde quantique, ce qui permettrait de trouver des moyens plus efficaces de contourner le problème. Reste à les faire tourner sur des machines adaptées, pour permettre enfin à notre voyageur de trouver son chemin idéal. Mais aussi, pourquoi pas, d’optimiser des réseaux de télécommunication, des circuits logistiques, ou des trajets de bus !
**** Sans entrer dans les subtilités de la théorie de la complexité, on appelle ainsi une catégorie de problèmes dont la résolution est particulièrement difficile